Il est difficile de concevoir une idée cohérente de ville européenne. L’infinie diversité des réalités urbaines entre pays, régions, au sein d’une même ville, rend dangereuse cette recherche – au même titre que celle de racines et d’identité européennes. Pourtant, même le plus honnête des penseurs de la construction européenne ne saurait se passer de conceptualisations synthétiques du passé, qu’offre notamment la littérature au-travers d’intuitions précieuses.
Plusieurs écrivains se sont essayés à pareil exercice en proposant leurs visions de la ville européenne à différentes époques, construites par leurs connaissances historiques et leur propre expérience de citoyen européen.
Tentons de tracer une chronologie sélective et subjective de la ville européenne dans la littérature, du point de vue d’auteurs du XXe et du XXIe siècle, dans une perspective croisée avec les réalités urbaines de l’époque concernée.
Le modèle de la cité
Dans l’Histoire de l’Europe Urbaine de Guy Burgel et Patrick Boucheron, les débuts de la ville européenne sont localisés autour du bassin méditerranéen. L’urbanisation y était importante : au IVe siècle, 20 à 24% des habitants du sud de la Grèce étaient regroupés dans une centaine de villes de plus de 10 000 habitants et sur l’ensemble de l’Empire, 7 à 8 millions de romains étaient des citadins (Wilson, 2009, 2011).
Les réalités historiques nous forcent donc à élargir le focus au-delà des frontières de l’Europe contemporaine : les auteurs assimilent Athènes, Rome, Carthage, Alexandrie et Byzance comme des mêmes modèles de la ville européenne à venir.

Mais de quel héritage parle-t-on ?
En 1951 dans Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar se fait ventriloque de l’empereur romain Hadrien (76-138) à son petit-fils et successeur Marc-Aurèle. Dans le chapitre Tellus Stabilita (« la terre retrouve son équilibre »), il lui partage ses réflexions autour de la construction des villes d’un Empire.
En tant qu’helléniste, Hadrien voit dans les cités grecques un modèle d’urbanisme à suivre puisque celles-ci respectent admirablement la nature ; les hommes sont des maîtres raisonnés de leurs créations, ils travaillent d’égal à égal avec leur environnement et façonnent une ville dont l’organisation respecte l’ordre du cosmos. Ils pavent leurs villes de sécurité et les façonnent à l’image de leur organisation politique, la démocratie : le forum devient le lieu public institutionnalisé.

Mais déjà dans la bouche d’Hadrien, la cité grecque paraît être un idéal insaisissable, une chimère qui repose entièrement sur une perfection conceptuelle, celle de la démocratie grecque. Hadrien comprend que la cité grecque n’a pas de réalité à plus grande échelle : tenter d’isoler dans un espace institutionnalisé la vie publique est une abstraction qui ne peut résister à l’expansion indomptable de la ville romaine lourde et tentaculaire. Ainsi, l’urbanisation naturelle ôte à la cité sa perfection et la transforme en un rêve de l’urbaniste presque aussi furtif que la création du monde dans la cosmogonie grecque.

A Rome, Hadrien fait donc l’expérience d’une ville dense, resserrée autour d’un centre névralgique qui pompe la vie publique vers chacune des artères de la ville. L’espace public ne peut s’isoler au cadre institutionnalisé du forum, il est partout : dans les rues sinueuses, les impasses, dans les jeux du cirque et sur la place du marché. Rome, formidable de cosmopolitisme, ne se soustrait à aucun modèle préconçu de l’urbaniste, et c’est peut-être bien bien là que se trouve l’ancêtre de la grande ville européenne.
Le capitalisme bâtisseur
L‘historien Dumézil voit dans les fonctions sacrée, guerrière et productrice les trois fonctions essentielles des organisations indo-européennes. Le besoin d’honorer les dieux et les souverains, de défendre la ville et de la rendre prospère régirait donc l’organisation urbaine, et ce depuis Rome (Rituels Indo-Européens à Rome, 1954). Plus tard au Moyen-Age, l’organisation de la société en trois ordres, prémices du Tiers-Etat, semble effectivement dessiner les villes : un bourg s’organise autour d’un château, d’un monastère ou d’une cathédrale et sont ceintes par de larges murailles.
Néanmoins, cette théorie de la trifonctionnalité est progressivement remise en cause par une relecture marxiste dans laquelle les lois historiques sont déterminées par les déterminants économiques et matériels. Des trois fonctions de Dumézil, on retiendra ici celle de production.
Ainsi, d’après les auteurs de l’Histoire de l’Europe urbaine, Le réseau urbain européen tel qu’on le connaît aujourd’hui (de l’Atlantique aux contours du monde oriental) est esquissé par le capitalisme médiéval et ses cités-Etats marchandes.

Les activités des marchands d’Italie, de Flandre et des cités hanséatiques bâtissent au XIVe siècle des villes d’un grand dynamisme dessinées comme des interfaces de la mondialisation naissante. Pise, Florence, Gênes et Venise sont les portes d’entrées des routes de la soie et des épices. Bruges, Hambourg et les cités hanséatiques récupèrent le bois, le hareng et la fourrure du Nord. Paris, Londres, Milan deviennent des places de commerce recevant ces divers flux.
Les nécessités du commerce soumettent ces villes à ce que Roland Barthes dans Essais critiques (1964) nomme l’Empire des choses : la ville d’Amsterdam, construite comme une interface, est constituée d’une quantité de marchandises dominées par l’usage qu’en font les hommes.

[…] Ajoutez au mouvement de l’eau qui transporte, le plan vertical des maisons qui retiennent, absorbent, entreposent ou restituent la marchandise : tout ce concert de poulies, de courses et de transbordements opère une mobilisation permanente des matériaux les plus informes.
La ville n’est plus bâtie à l’image d’un idéal (un système politique, un certain rapport aux dieux), mais par l’usage qu’on en fait. Dès lors, la ville et ses alentours sont dessinés par les flux qui la traversent.

L’exaltation moderne de la vieille Europe
Au XIXe siècle, les Etats-Nations réorganisent les centres de leurs vieilles capitales, perçues comme des vitrines de leurs puissances ainsi que des témoins des progrès et de la culture de leurs temps.
Avec la révolution industrielle, Paris, Londres, Vienne s’électrisent, se dotent de trains, modernisent leurs systèmes d’égouts. Leurs centres historiques sont mis-en-valeur par de nouvelles artères qui leur confèrent splendeur et unité. Les théâtres et les lieux d’exposition s’y multiplient ; les expositions universelles comme The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nations en 1851 à Londres catalisent cet élan moderne et sont aussi l’occasion de nouveaux réaménagements.

D’après les souvenirs de Stefan Zweig rassemblés dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (1943), ces capitales européennes se caractérisent par une fabuleuse auto-célébration de la culture, du progrès et de l’héritage historique, partagée par les autorités et la grande majorité des habitants. La vieille Europe n’a d’importance plus que quand elle est exaltée dans des villes modernes.
Ces capitales culturelles ont de moderne l’expérience qu’elles offrent du cosmopolitisme et de l’ouverture aux autres cultures. Ces mélanges culturels renforcent leurs identités et affirment publiquement un esprit singulier.
Par ailleurs, la géographie de Vienne telle qu’elle est décrite par Zweig est sensiblement conforme aux idéaux qui portent l’urbanisme de la cité grecque : tournée autour du centre historique, elle s’étend dans le respect de la géographie naturelle, suivant le cours du Danube.
L’Europe Erasmus et le roi réseau
A partir des années 1980, l’extension urbaine au-delà de la vieille ville associée à la hausse de la mobilité sur l’ensemble du territoire européen (adoubé par la création de l’Espace Schengen en 1985) abat les murs de la cité au profit d’une défense universelle. Les villes perdent de leurs significations propres au profit du réseau et des flux qui les lient.
Quelle idée, quels fantasmes émanent de ces grandes villes européennes ouvertes, globalisées, intégrées dans cette enclave de paix européenne de la fin du XXe siècle ? Étudions l’interprétation critique de celles-ci par Aurélien Bellanger, né en 1980, dans sa pièce de théâtre Eurodance (2018).

D’après Aurélien Bellanger, la fin des années 1980 est l’heure de l’utopie douce de la génération Erasmus qui découvre les différentes cultures européennes au nom de la valeur d’ouverture et de l’expérience de l’altérité (cf Erasmus ou la construction d’un espace culturel européen de Härtel). Ces mêmes étudiants qui sont montés à bord du trans-europe Express de Kraftwerk et expérimenteront peut-être le programme Interrail dansent au son sucré et industriel de l’Eurodance, la dance des jeunes européens optimistes qui ont abattu le mur et les frontières.
L’analyse de l’Eurodance comme symptôme des problèmes structurels de l’Union Européenne est un moyen pour l’auteur de révéler l’utopie que constitue la construction de la paix par l’insouciance, la dépolitisation au profit de la foi en la modernité, le sentiment de fin de l’Histoire, la perte du message et du sens.
No valley to deep, no mountain too high
No, no limits, won’t give up the fight
We do what we want and we do it with pride
Pour le coût d’entretien d’un gros aéroport, la chose communiquera à l’Europe une énergie presque inépuisable. Une excitation intellectuelle continue, une révolution permanente, une ode à l’innovation, à la création destructrice, le front brûlant de la modernité, le lieu de toutes les extases popperiennes.
Un peu d’histoire serait ainsi laissée en concession aux êtres humains, à la lenteur de leurs projets d’infrastructure, aux grands chantiers transnationaux.
Le chantier était l’unique chance qu’il restait à l’Europe de sortir victorieuse du XXe siècle, de revenir marcher dans la vallée fertile, d’en finir avec son histoire maudite et de jeter enfin ses armes au sol, de les enfoncer sous le sol, pour toujours, où elles deviendraient les pachoires rotatives des tunneliers pacifiques.
Après en avoir fini avec l’histoire, l’Europe allait en terminer avec la géographie.
C’est un chantier inachevé, aux formes grotesques, un corps démembré parti à la recherche d’une vaine intégration. La modernisation, le grand projet et le grand rythme des Européens, acquiert soudain quelque chose de primitif, et son achèvement donne naissance à un sublime nouveau.
Tout est parfait maintenant, tout est enfin achevé, silencieux et pur comme une autoroute. Les noms bleutés des villes, les panneaux d’affichage, les bornes de secours. L’Europe est devenue un bruit blanc – le bruit sourd des aimants circulaires, le bruit régulier des camions dans la nuit, le bruit des mouvements de la marchandise. Des objets de toutes les formes et de toutes les couleurs, mais découpées dans la même substance illimitée par les grandes grues du ports de Rotterdam.
Sois créative ou outsider
La mondialisation ayant brouillé les frontières nationales, les grandes villes gagnent en importance et deviennent de véritables actrices politiques et économiques. Elles entrent en compétition, mettent en place des stratégies de communication cohérentes et se créent une image de marque afin d’attirer travailleurs qualifiés, entreprises, touristes et universités. Elles collaborent aussi davantage entre elles en transgressant les frontières nationales.

Jégou et Maisonobe
Du fait de ce marketing urbain généralisé s’ajoute aux cotés des efforts mémoriaux et de patrimonialisation une nouvelle temporalité, celle de l’éphémère de la ville événementielle (La ville événementielle : temps de l’éphémère et espace festif, Philippe Chaudoir, 2007). La construction d’une image spécifique, devenue essentielle dans le bon positionnement et l’attractivité de la grande ville, passe par l’organisation de grands événements à portée internationale. Ceux-ci diffèrent des grandes expositions universelles du siècle passé par l’accent mis sur leur communication.
Par ailleurs, l’Union Européenne et sa politique régionale actent la compétition entre les villes européennes et instaure des rapports de force politiques entre elles : les aides du FEDER concédées aux villes moyennes en difficulté (situées dans des anciens bassins industriels par exemple), ainsi que de grands concours lancés par l’Union Européenne (Capitale Européenne du Tourisme, Capitale Européenne de la Culture) assoient le rayonnement des capitales qui incarnent le pouvoir de l’Union Européenne : Bruxelles, Londres, Paris, Berlin, à la fois mauvais élèves et jurys d’honneur.
Mais qui dit roi réseau (marchand, financier et aujourd’hui « créatif ») dit outsiders. Les villes hors du réseau, dans les discours alternativement grandes perdantes de la politique régionale et mauvais élèves des programmes d’aides de l’Union Européenne, accumulent différentes tares : déclin industriel, hausse du taux de chômage, départ des jeunes qualifiés, hausse de la criminalité, perte d’une identité commune et repli sur soi.
Dans son documentaire Coeurope (2016), Giovanni Troilo semble vouloir saisir un archétype de la ville européenne sinistrée par son portrait de la ville belge Charleroi située dans l’ancien bassin houiller belge « Pays noir » .
Ces villes en difficulté, soumises elles aussi à la compétition d’image et d’attractivité inter-urbaine, ont comme double-peine cette image sinistre et souvent caricaturale : en 2017, le maire de Charleroi porte plainte contre Giovanni Troilo, estimant que les travaux de ce dernier constituent « un préjudice d’image et une sérieuse déformation de la réalité qui porte préjudice à la ville de Charleroi et à ses habitants ».