Depuis 1992 et la fin du régime d’Enver Hoxha, la capitale albanaise Tirana se métamorphose. Dessinée par l’architecture totalitaire et organisée selon le rythme d’un régime dictatorial, la question est désormais la suivante : comment se réapproprier l’espace public dans une ville façonnée par la dictature ?
Une ville dessinée par l’architecture totalitaire
En 1910, Tirana ne compte que 12 000 habitants et c’est seulement en 1920 qu’elle devient la capitale officielle de l’Albanie. C’est sous les régimes dictatoriaux (occupation italienne fasciste de 1939 à 1941 puis dictature communiste de 1944 à 1991) que Tirana se construit et s’industrialise.
L’urbanisme de Tirana est alors profondément marqué par l’architecture monumentale propre aux régimes totalitaires, fasciste puis socialiste. L’objectif pour ces derniers est de proposer une architecture qui canalise les impulsions communes, tout à la fois sublimes et populaires.


La ville réorganisée par la dictature
Tirana n’est pas seulement façonnée par la dictature au-travers de l’architecture totalitaire ; de multiples mesures de répression réorganisent la ville et la façon dont les citadins la vivent.
Le quartier du Blloku est strictement réservé aux dignitaires du parti et n’est pas inscrit sur les cartes ce qui restreint l’espace réel et imaginé des habitants. Par ailleurs, la voiture est interdite dans toute la ville et ce malgré un système routier moderne, donnant lieu à des images surréalistes.
La paranoïa d’Enver Hoxha vis-à-vis de l’extérieur conduit à la construction de 700 000 Bunkers en Albanie (1 pour 4 habitants), qui parsèment notamment la ville de Tirana et n’ont pour beaucoup pas été détruits.
Suite à l’interdiction de la pratique religieuse, la plupart des lieux de culte sont rasés et ceux qui subsistent pour leur intérêt patrimonial servent à d’autres fonctions. Dès lors, le rassemblement régulier des fidèles dans un lieu précis de la ville n’est plus possible ; une partie de leur espace de vie leur est retiré. Quarante années d’interdiction n’affaiblissent pas l’envie de récupérer ces territoires : en 1991, près de 10 000 personnes se pressent autour de la mosquée Et El Heib et y entrent de force pour y prier. Les autorités ne réagissent pas, les lieux de cultes sont peu à peu réinvestis.
Les tentatives de réappropriation de l’espace public
Dans les années 1990 et après la chute du régime d’Enver Hoxha, une quantité de propriétés privées sont construites sans s’intégrer dans un plan cohérent d’urbanisme.
L’espace public, bordé de bâtiments sans qualité et surchargé d’excroissances illégales, est soustrait à l’usage quotidien des habitants.
Tirana, la ville couleur – Antoine Perrot, 2010 dans la revue Vacarmes

A partir de 2000, le maire de Tirana (et actuel premier ministre) Edi Rama entreprend diverses mesures ayant pour objectif d’extraire la ville des griffes du passé. Le budget étant maigre, Edi Rama lance d’abord le plan de colorer un grand nombre de façades de la ville.
D’après Antoine Perrot, la couleur a eu en réalité un grand impact sur la réappropriation de l’espace public par les habitants de Tirana. Elle fut au cœur des discussions et des débats, l’espace public redevint un objet important de préoccupation et ses caractéristiques de bien commun se réaffirmèrent. Les commerçants enlevèrent les rideaux de fer de leurs vitrines et nettoyèrent leurs trottoirs avec une conscience renouvelée de l’attrait de leur rue.
La couleur a aussi un autre rôle [que l’embellissement des bâtiments], elle doit lier ensemble.
Edi Rama
Par la suite, les routes sont rénovées, la municipalité se met à organiser davantage d’événements, des centaines d’arbres sont plantés et des points d’eau sont installés, allégeant la chaleur estivale. Enfin, des lieux de cultes ne cessent aujourd’hui de se construire.
En 2016, le square centrale Skanderberg est rénové et concentre admirablement ces différentes actions :
Quelques préoccupations futures
La ville reste confrontée à des problèmes de poids que les façades colorées d’Edi Rama ne parviennent pas à maquiller : victime de surpopulation, Tirana souffre également d’immeubles vétustes dont l’approvisionnement en eau et en électricité n’est pas toujours assuré. A cela s’ajoute un traitement des déchets déficient.
Et pourtant, Tirana ne cesse de se construire. Si ces chantiers frénétiques pourraient bien cacher des promoteurs immobiliers cherchant à blanchir de l’argent sale, il faut aussi y voir la volonté pour la municipalité d’améliorer son attractivité auprès des investisseurs étrangers, notamment vis-à-vis de l’Union Européenne qui n’est toujours pas favorable à une entrée de l’Albanie. Des constructions de grande envergure comme un stade national sont en cours.

Les inquiétudes de privatisation de l’espace public refont alors surface, à en voir l’affiche brandie durant la manifestation actuelle contre la privatisation des alentours du théâtre de Tirana.
